Santé

L’aide médicale d’État ne doit pas être sacrifiée sur l’autel du populisme

Économiste

La suppression de l’aide médicale d’État est souvent proposée par les partis aux programmes démagogiques, comme le RN. Pourtant, ce dispositif, qui permet aux personnes étrangères en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins, n’est pas si coûteux. Sa suppression, à l’inverse, peut coûter cher à notre système de santé, et présente des risques pour la santé publique.

La récente campagne électorale a  accéléré le développement des discours les plus démagogiques. La suppression des aides sociales aux personnes étrangères demandée par le Rassemblement national et la frange la plus réactionnaire des Républicains en constitue un exemple parfait. L’abrogation de l’Aide médicale d’État illustre assez bien les tensions autour des questions d’accueil et de soins des migrants. Le débat, commencé à l’automne dans le cadre du vote de la loi immigration, a repris de plus belle dans le cadre de la campagne électorale en cours.

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L’Aide médicale d’État (AME) a été créée par la loi du 27 juillet 1999 mettant en œuvre la couverture maladie universelle (CMU). Elle succède à l’aide médicale départementale dont la finalité était de prendre en charge l’ensemble des situations précaires. Ce dispositif permet aux personnes étrangères en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins. Il est ouvert aux personnes résidant en France depuis plus de trois mois et percevant des ressources ne dépassant pas un certain plafond (10 966 € pour une personne seule en métropole, 15 249 € pour deux personnes, …). L’AME est accordée pour une durée d’un an renouvelable.

La suppression de l’AME est une demande récurrente de tous les populistes patentés depuis de nombreuses années. Déjà en 2014, une proposition de loi ; présentée par certains députés de droite dont messieurs Ciotti, Wauquiez, Estrosi et Mariani ; a demandé de réformer le dispositif. La raison principale qui motive cette proposition repose sur l’argument bancal et surtout non démontré selon lequel « l’AME permet aujourd’hui d’obtenir des soins de confort, par exemple la chirurgie esthétique non réparatrice ».

Il paraît important aujourd’hui de relever quelque peu le débat sur la réforme de l’AME dans la mesure où ce dispositif est un des rouages importants du dispositif de santé publique en France. Nous montrerons d’abord que le gouffre financier que représente l’AME pour ses contempteurs est une pure fantaisie sans fondement scientifique. Nous verrons ensuite que sa suppression, motivée par de simples raisons purement démagogiques pose plus de problèmes qu’il n’en règle réellement.

Deux types d’arguments justifient la suppression de l’Aide médicale d’État pour les populistes. D’une part, certains lui reprochent d’être un gouffre financier. D’autre part l’AME joue un rôle positif dans l’accès des personnes étrangères en France.

L’AME n’est pas un gouffre financier

En octobre 2023, le Premier ministre a demandé à Claude Évin, ancien ministre de la Santé et Patrick Stefanini, conseiller d’État honoraire un rapport sur l’AME. Celui montre que le nombre de bénéficiaires de l’AME a augmenté de 123 000 personnes de 2015 à 2023, soit une augmentation de 39 %. Jusqu’en 2019, le nombre de bénéficiaires de l’AME est resté stable mais, depuis cette date, a commencé à augmenter. Entre 2019 et 2023, le nombre de bénéficiaires est passé de 334 000 à 466 000. Il y a de fortes chances que l’évolution se poursuive dans les années à venir.

L’AME est présentée comme une couverture médicale proposée aux étrangers en situation irrégulière, mais tous les bénéficiaires de l’AME ne sont pas en situation irrégulière et tous les étrangers en situation irrégulière ne sont pas bénéficiaires de l’AME. En juin 2023, 25 % des personnes disposant de l’AME sont des mineurs de nationalité étrangère, en d’autres termes des individus qui ne sont pas en situation irrégulière, mais bénéficient de droits plus protecteurs. Donc, seuls 75 % des bénéficiaires de l’AME sont des étrangers en situation irrégulière.

Trois caractéristiques géographiques permettent de mieux comprendre la population bénéficiant de l’AME : la forte concentration francilienne, l’importance de l’Outre-mer et notamment de la Guyane et la situation contrastée d’une dizaine de départements. Les bénéficiaires de l’AME sont fortement concentrées dans certaines régions : Paris et sa région et la Guyane. L’Île-de-France totalise au dernier trimestre 2023 plus de 200 000 bénéficiaires de l’AME, soit 55 % de la population qui en dispose en métropole. De plus, deux départements, Paris et la Seine-Saint-Denis, concentrent 30 % des bénéficiaires de l’AME dans la métropole.

Après ces deux départements de l’Île-de-France, la Guyane arrive en troisième position. La situation géographique de ce département d’Outre-mer, notamment la proximité du Surinam et du Brésil, explique en partie la situation. L’insularité des deux autres départements d’Outre-mer (la Guadeloupe et la Martinique) permet d’expliquer la faible présence d’étrangers en situation irrégulière. La troisième caractéristique concerne une dizaine de départements (Aisne, Marne, Oise, Pyrénées-Atlantiques, …) avec des croissances supérieures à 100 %. Pour ces départements, l’augmentation des ayants-droits est supérieure à celle des assurés.

Contrairement à l’affirmation des populistes, l’AME n’est pas un gouffre financier : les dépenses liées à son fonctionnement ne sont pas plus élevées. L’augmentation des dépenses (968 millions d’euros en 2022) est corrélée à l’augmentation du nombre de bénéficiaires. De plus, la consommation trimestrielle par bénéficiaire sur une durée de quinze ans est plutôt stable : elle est passée de 642 euros par personnes en 2009 à 604 euros en 2022.

Par ailleurs, la dépense a diminué avant (2019) et après (2022) la crise pandémique. Un examen plus fin de la structure des dépenses d’AME montre que la part des dépenses hospitalières diminue : 62 % en 2020, contre 68 % en 2010. Dans le même temps, le recours aux soins de ville a plutôt tendance à progresser. L’analyse des séjours hospitaliers montre une assez grande diversité : obstétrique (15 %), pneumologie (4 %), traumatologie, (3 %).

Le rôle indispensable de l’AME dans l’accès aux soins

Une étude réalisée par l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (IRDES) s’est intéressée aux bénéficiaires de l’AME. Celle-ci est plutôt masculine, jeune et précaire mais reste assez hétérogène. Sept bénéficiaires de l’AME sur dix sont des hommes. Ils sont pour 30 % d’entre eux âgés de moins de trente ans. 36 % ont un âge compris entre trente et quarante ans et 21 % entre quarante et cinquante ans. Seulement 11 % de cette population est âgée de plus de cinquante ans et plus. Leur origine est assez variée : 69 % d’entre eux viennent de pays d’Afrique subsaharienne, 25 % d’Afrique du nord, 7 % d’Amérique latine, 3 % d’Europe et 5 % d’Asie. 41 % des bénéficiaire de l’AME sont arrivés en France avec un visa qui, depuis, a expiré.

Une grande majorité, 56 %, est arrivée en France de façon clandestine. Les raisons sont assez variées. Pour 47 % de cette population, l’objectif est de travailler en France ou de fuir la misère dans son pays d’origine. Pour 22 % des répondants, le motif de la venue en France est politique (fuir la guerre, la prison, …). D’autres, 14 %, invoquent des raisons privées (fuir un mariage forcé, protéger sa fille d’une excision, …) et 10 % un motif lié à la santé. Le profil des bénéficiaires de l’AME est assez variable : 20 % ont quitté l’école avant 12 ans, 40 % à l’âge de 18 ans. 25 % des personnes interrogées déclarent avoir un travail au moment de l’enquête. 51% des personnes issues de l’échantillon de l’IRDES sont couvertes par l’AME. Le taux de non-recours à l’AME est supérieur à celui de la CMU-C.

L’accès à l’AME est fortement corrélé à la durée de séjour en France. Le taux de couverture passe de 24 % pour les personnes vivant en France depuis plus de trois mois, mais moins d’un an à 65 % pour les personnes vivant en France depuis plus de cinq ans. Les conditions d’entrée en France exercent également une influence sur le taux de couverture : les personnes entrée initialement avec un passeport sont 62 % à disposer de l’AME contre 43 % pour les personnes entrées en France de façon illégale. L’étude de l’IRDES souligne que les femmes ont une probabilité plus forte d’être couvertes par le dispositif. Le niveau d’éducation et le fait de travailler sont également des éléments qui favorisent l’accès à l’AME.

L’AME est un instrument indispensable dans la diffusion de la santé publique. Près de la moitié des personnes étrangères en France et sans titre de séjour souffrent de maladies nécessitant un suivi chronique (diabète, maladies chroniques, …) ne bénéficient pas d’une assurance maladie. Plusieurs éléments permettent d’expliquer le non-recours aux aides publiques. Le manque d’information sur le dispositif est le premier facteur d’identifié.

Le non-recours s’explique ensuite par l’insuffisance du bénéfice de l’aide par rapport aux efforts déployés pour l’obtenir. Le découragement face à la complexité du dispositif est la troisième raison invoquée pour expliquer le non-recours. D’autres personnes peuvent renoncer par crainte de stigmatisation ou de dénonciation. Par ailleurs, l’environnement culturel et social de certaines personnes peuvent les désinciter à demander une prestation. L’étude de l’IRDES montre que le non-recours à l’AME est principalement expliqué par la méconnaissance de ce dispositif.

Le coût de la suppression de l’AME pour la société française

Le seul argument invoqué par les populistes pour justifier sa suppression serait son coût insurmontable pour la société française. L’AME ne peut pas seulement être appréhendée au regard de son coût dans la mesure ou celle-ci génère des effets positifs pour la société française (2.1), sa suppression aurait des effets inévitables

La volonté politique de supprimer l’AME en invoquant son coût insupportable pour la société française est une erreur politique dans la mesure où elle ne tient pas compte de l’efficacité du système sur certains points. En d’autres termes, il apparaît nécessaire de dépasser le simple coût budgétaire (qui est faible dans la mesure où il ne représente que 0,6 % de la Consommation de soins et de biens médicaux, soit 1,1 milliards d’euros en 2022). Mais, il est réducteur d’utiliser le coût budgétaire pour lui préférer son coût économique qui tient compte des coût évités par le dispositif.

L’intérêt principal de l’AME est de mettre en avant le virage ambulatoire (en d’autres termes, la possibilité de se faire soigner dans un cabinet médical et non pas uniquement à l’hôpital). Depuis le début des années 2000, le mode ambulatoire est mis en avant. Il a été accéléré par la loi sur la modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016. Elle entend réduire les hospitalisations conventionnelles au profit de soins réalisé en cabinets de ville. L’objectif de l’AME, dans une perspective de santé publique, est de permettre aux personnes étrangères sans-papiers d’êtres prises en charge plus vite pour éviter une hospitalisation plus coûteuse. Cet argument vaut aussi pour les assurés sociaux.

Le deuxième intérêt de l’AME est qu’elle évite les créances irrécouvrables pour les établissements hospitaliers. Elle permet en effet de solvabiliser la demande de soins hospitaliers. La mise en œuvre de la tarification hospitalière a profondément modifié la logique du financement des hôpitaux. Désormais, tout séjour hospitalier est rangé dans un Groupe homogène de séjours (GHS) : en d’autres termes un ensemble de personnes atteint de la même pathologie et soignées de la même façon. Désormais, le séjour d’une personne bénéficiaire de l’AME soignée dans un établissement hospitalier est tarifé et pris en charge par le dispositif. Le système est financièrement plus sûrs pour les établissements hospitaliers. Depuis la mise en œuvre de l’AME, le volume des créances non-recouvrées a fortement diminué dans les établissements hospitaliers.

Last but not least, il faut envisager l’AME dans une perspective de santé publique. Il est montré statistiquement que ses bénéficiaires sont plus souvent atteints de pathologies infectieuses plutôt sérieuse, la tuberculose, les infections hépatiques où le VIH. Dans ce dernier cas, il a été montré qu’une prise en charge précoce des personnes atteints de cette affection serait une stratégie efficace en termes de santé publique, mais aussi d’un point de vue économique : une prise en charge plus rapide permet de lutter efficacement contre la pathologie et est aussi moins coûteuse. L’AME s’intègre dans une politique de santé publique et contribue efficacement à limiter la propagation des maladies infectieuses.

Les risques associés à la suppression de l’AME

Le Sénat a relancé à l’automne 2023 le débat sur la suppression de l’AME. Les sénateurs de droite ont proposé de la remplacer par une Aide médicale d’urgence (AMU) avec un champ d’action réduit et des conditions d’accès encore plus restreintes. En outre, la proposition propose aux bénéficiaires de l’AMU de s’acquitter d’un droit d’entrée avec un montant fixé chaque année par décret. Il est évident qu’une remise en cause du dispositif accélèrerait la désorganisation du système de santé et aggraverait les conditions de travail.

La suppression de l’AME présente des risques évidents en termes de santé publique. En Espagne, en septembre 2012, le gouvernement réactionnaire de Mariano Rajoy a promulgué une loi restreignant l’accès à l’assurance maladie des personnes sans-papiers. Une étude de l’Université de Barcelone a comparé la situation des immigrés sans-papiers à la population autochtone non ciblée par la réforme.

L’étude a analysé l’effet de la restriction de l’accès aux soins de santé publique le taux de mortalité des immigrants sans-papiers. Les résultats ont montré que, durant les trois premières années de mise en œuvre, la restriction a augmenté le taux de mortalité des sans-papiers de 15%. En d’autres termes, la couverture d’assurance maladie a un effet indéniable sur l’amélioration de l’état de santé des populations vulnérables ayant peu d’alternatives pour accéder aux soins de santé.

En termes de santé publique, cette réforme a été une catastrophe. Le quotidien madrilène El Diario a montré que les économies réalisées étaient en fait des dépenses supplémentaires dans la mesure où une prise en charge tardive est toujours plus coûteuse. Dans le même ordre d’idées, une étude de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne sur trois États membres (Allemagne, Grèce et Suède) a montré que l’accès à des soins de santé préventifs réguliers pour les migrants permet d’accélérer la prise en charge et donc de réaliser des économies. Traiter une pathologie uniquement lorsqu’elle devient une urgence ne met pas seulement en danger la santé d’un patient, mais entraîne également un coût économique plus important pour les systèmes de santé.

En 2019, un rapport commun de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l’Inspection générale des finances (IGF) s’est intéressé à la réduction du panier de soins pris en charge par l’AME. Il a montré qu’une réduction du panier de soins pris en charge pourrait se traduite par des reports vers les établissements hospitaliers. Le même rapport a prouvé qu’un droit d’entrée se traduirait automatiquement par une forte augmentation des dépenses hospitalières.

Par ailleurs, la suppression de l’AME aura des répercussions en termes de santé publique. Aujourd’hui, un tiers des personnes vivant avec le VIH sont des migrants. Dans le même ordre d’idées 45 % des tuberculoses se déclenchent sur des personnes migrantes.


Jean-Paul Domin

Économiste, Professeur de sciences économiques à l'université de Reims Champagne-Ardenne